Politique

Dans le survol des continents

29/9/1964

Ces pages, je les ai méditées tandis que d'un continent à l'autre l'avion m'emportait. A travers un paysage informel, cloîtré entre l'azur presque obscur du ciel et le plancher des nuages, cerné par le rectiligne horizon, j'allais de la géométrie d'un aérodrome à la géométrie d'un aérodrome. En cette série d'épures à quoi se réduisait l'univers, une question se posait et s'imposait à moi : est-il encore un place pour l'âme ?

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Car, dans un monde soudain rétréci, nous nous interrogeons avec angoisse. Sous nos yeux, nous le voyons prendre des formes neuves. La géométrie se disloque. C'en est fini de ce monde stable où la Chine était toujours lointaine et n'envahissait que nos paravents. Tous les Siegfried et tous les Toynbee l'ont vu : l'événement le plus important de notre temps, et beaucoup plus que nos guerres mondiales, c'est la rencontre de ces civilisations que naguère séparaient des glaces et des déserts. Dans les gémissements, dans l'hésitation, au prix de pertes d'énergie un monde nouveau se prépare où, n'en déplaise à Kipling, ni l'Est n'est plus tout à fait l'Est, ni l'Ouest n'est plus tout à fait l'Ouest – et contrairement à sa prédiction ils se sont quand même rencontrés.

Distinguons. Nous n'avons pas rencontré n'importe quel Est. La notion d'Orient est imprécise. Krakowski évoque cette borne, aux confins de la Sibérie, sur laquelle est gravé « Asie » et qu'on a cent fois déplacée. La définition n'est pas géographique : les plaines de l'Asie Centrale commencent avant Roubaix et Tourcoing. Je me rappellerai toujours ce départ, un mois de février pour l'URSS, puis l'Asie : la platitude des neiges nous attendait aux portes de Paris pour nous conduire jusqu'à Alexandrovskoï. Oui, nous n'avons pas rencontré n'importe quel Est ou, plus précisément, ce n'est pas n'importe quel Est qui est venu nous rejoindre, mais le plus lointain, celui qu'on nomme l'Extrême-Orient. Venu ? Pendant un siècle, nous l'avons plutôt forcé à coups de schlague. Nous l'avons arraché à son sommeil pour le tirer jusqu'à nous. Nos descentes vers lui, depuis les généraux d'Alexandre et leur royaume de Bactriane, n'avaient été qu'éphémère aventure. Cette fois-ci, nous l'avons entraîné vers nous, définitivement, cet Orient. Il est venu aussi de lui-même. Ses jeunes hommes ont vécu parmi nous. Gobineau avait prévu ce que signifiait leur séjour, le ferment qui allait lever la pâte alors amorphe de l'Asie. Il avait pressenti « la combustion nouvelle de principes dans ce grand marécage intellectuel »... « L'infection qui s'en exhalerait et se communiquerait ». ainsi donc, cette rencontre a, si je puis dire, enjambé l'Asie méditerranéenne comme l'Asie des moussons. D'un seul jet, c'est l’Asie la plus extrême qui est venue jusqu'à nous.

Curieuse rencontre ! Elle s'opère dans une sorte d'outrance de notre civilisation, quand celle-ci s'exaspère  et se caricature elle-même : dans l'extrême capitalisme et dans le marxisme. La première jonction s'est opérée dans le Japon des grandes Compagnies commerciales : un occident dépouillé de sa spiritualité, réduit à son squelette de principes économiques libéraux. Elle s'est étendue à la Chine qui, tout en le poétisant de noms fleuris, nous a emprunté le marxisme. C'est donc un Occident bien particulier que l'Extrême-Orient a appréhendé : l'Occident des recettes à fabriquer de la richesse. Lui avions-nous présenté une autre image de nous-mêmes ? Lui avions-nous transmis un autre message que cet aspect caricatural de notre civilisation ? C'est au point que les forces de résistance qui ont empêché en Occident le processus de centralisation prévu par Marx d'engendrer le socialisme n'ont pu jouer. Nous avons importé notre passion économique sans aucun des antidotes que garde en elle notre civilisation. Le Japon l'accomplit donc sous nos yeux, cette prophétie de Marx : que quelques commissaires du peuple remplacent les quelques dirigeants des grands trusts et le pays, un certain matin, se réveillera communiste sans même savoir qu'une révolution s'est opérée. Notre pensée technico-économique la plus outrancière a vraiment « gagné » l'Extrême-Orient. Elle s'est implantée, derrière les mouvances de la politique, dans tout l'Orient sinisé.

Car l'Extrême-Orient qui nous a rejoints, c'est en fait l'Asie sinisée : celle qui a subi cette influence chinoise à laquelle, selon Gourou « L'Extrême-Orient doit son existence en tant que région bien caractérisée » ; celle où « l'action de la civilisation chinoise a été plus forte encore que celle des conditions climatiques ». Pourquoi cette Asie sinisée ? C'est que la civilisation chinoise, comme la nôtre, a appris aux hommes à « contrôler les diverses sphères de leur lucidité ». On y sait résister à l'instinct. On le domine cet instinct, prit-il le masque tentateur d'une évasion vers le Ciel. On retient ses impulsions, alors qu'au Moyen-Orient, au contraire, on y cède (encore qu'on soit expert à en retarder ou en dissimuler l'expression). Dans ce Moyen-Orient, qui commence vers Fez et Salé, la moindre perception, le plus minime choc mental, acquièrent « une résonance disproportionnée avec la cause du phénomène ». En Occident, en Terre sinisée, le christianisme, le Confucianisme et le Zen ont dressé l'homme à se contenir.

Préparées par cette discipline, ces régions ont été les premières – je pense au Japon – où l'industrie s'est faite libératrice. On sourit parfois de l'aspiration du Tiers-Monde à s'industrialiser, aspiration bien souvent contraire à l'intérêt économique. C'est méconnaître qu'elle exprime une tension beaucoup plus profonde : un appel à la liberté. Pour un oriental, aussi étrange que cela puisse nous paraître, « l'entrée en usine est un affranchissement ». Toutes les libertés sont convergentes : se libérer du servage du sol est déjà dominer le destin. Ne voyons pas que sa colonisation matérialiste dans cette technique que nous avons su apporter au monde : elle est aussi porteuse d’une éthique. N'est-elle pas fille du travail ? Elle suppose et commande un ascétisme que certains transmuent en ascèse. Notre message spirituel que les peuples d'Orient ont toujours refusé d'écouter, ils en perçoivent une part – dégradée, mais une part quand même – dans cette technique où ils n'ont vu que des recettes.

Le terreau philosophique était fertile, ce terreau confucéen. Route étroitement jalonnée, on n'y voit pas plus loin que l'espace où mettre ses pas, ni surtout plus haut. Mais quand le Japon s'est contenté de produire, dans un appétit forcené de survivre à l’exiguïté de son sol, dans sa discipline à la prussienne et son nationalisme d'insulaire, la Chine, elle, s'est donné des motifs. Elle les a trouvé dans notre extrême occidental marxisme. Ne s'y trouvait-elle pas prédestinée, elle pour qui « la seule réalité... c'est la route qu'elle voit, le fait qu'elle marche sur elle, autrement dit le processus du temps vers l'avenir... ». J'emprunte ces mots à une description de la Chine classique par Amaury de Riencourt. Ils pourraient résumer toute la « mentalité » marxiste.

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Quoi qu'il en soit, une autre partie du monde que l'Occident, parce que c'était prédit par son histoire, parce que, surtout, elle possédait elle aussi une philosophie du développement, est entrée dans sa voie. Alors l'expression Tiers-Monde prend un sens un peu différent de celui qu'en général on lui assigne : elle signifie ces étendues médianes qui résistent au développement.

Les voilà ces terres désolantes et désolées. Paul Nizan en a donné une description de désespoir : « Patience, sommeil sont les deux mots de passe de ces terres inconsolables décorées de merveilles sinistres et d'hommes de mauvais augure ». Un poète arabe fait dire à l'Arabe : « Je suis le fils de la patience. Cet Orient sèche au soleil comme les poissons échoués, comme les morts dans l'air sans germes du désert. C'est une corruption stérile. Des habitants dont le nombre paraît immense au milieu de ces solitudes minérales remuent faiblement. Conduits par des activités  dont le sens s'est complètement évaporé, ils se laissent couler vers la mort, assis sur les pierres tombées de leur maison. Ils sont dans une sorte de béatitude muette dont ils sortent pour parler à toute vitesse »...Cette page d'Aden-Arabie est déchirante. Qu'elle évoque bien, hélas ! cet anti-univers du développement, ce monde que Levi-Strauss décrit comme une tapisserie de l'Europe vue à l'envers. Patience, sommeil ; sommeil surtout, sommeil à toutes les activités de la vie : il n'exclut pas un immense rêve. Et puis, au lieu de nos individualités coexistantes, de nos monades au mouvement harmonieux mais isolées, un emmêlement. Je dois à présent citer Fabre-Luce : il a bien vu cette humanité indistincte, ce grouillement larvaire. Sommeil, patience, une patience dont on ne sait plus si elle est vice ou vertu, mais qui engendre une grande indifférence à l'homme. Il n'est plus que parcelle dans ce grouillement. Aux Indes, on marche parmi les corps allongés des morts et des vivants : on ne les distingue pas. Indifférence à l'homme, partant indifférence à la liberté : dans notre anti-univers, le mot n'a pas de sens. Il n'a même pas d'équivalent.

Patience, sommeil. Pourtant, ce monde immobile bouge sans cesse ; il est immobile, mais en incessante transformation. L'eau stagnante s'irise de mouvantes moires. Car, sous ce sommeil, monte comme une sève un appétit forcené de la vie : notre activité la plus intense ne lui est que ce qu'est une épure géométrique au Jugement dernier du Tintoret. Cette sève qui monte : saisir dans chaque minute la joie qu'elle peut donner, l'aspirer et la déguster comme un fruit un après-midi de soif. Chaque minute compte. Elle a sa saveur. Elle est la tiédeur d'un mur où somnole un reflet du couchant sur la mer ou simplement l'eau fraiche coulée de la gargoulette. Mais ce même homme qui saisissait les joies du monde se porte, sous la même poussée de sève, au-delà des apparences. Son appétit de la vie l'introduit dans l'éternité. L'homme qui saisit toutes les joies est en même temps celui du renoncement et de l'ascétisme, comme il conjugue l'infini et l’exiguïté dans le paradoxe du tapis de prière. La sensualité s'associe à la mystique : quand la vie n'est plus action toutes les contradictions se concilient. Ainsi que l'a noté Gobineau, le miracle n'est plus qu'un aspect du possible. Le trait essentiel de cet anti-univers du monde développé, c'est que la temporalité n'est plus la nôtre. L'Extrême-Orient japonais hier, l'Extrême-Orient chinois aujourd'hui ont dû, eux, accepter avec nos techniques notre temporalité. Le temps y a pris le rythme qui mène au progrès. A la fois il se découpe et il se suit. Le temps du vrai Tiers-Monde d'Asie est insécable et continu. Il est durée sans mesure. Il ne mène à rien dans un univers qui, au fond, n'existe pas, qu'il soit illusion comme aux Indes ou fantaisie créatrice d'un Dieu qui ne lui a pas donné d'objet, comme en Islam.

 

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Mais la résistance que ces peuples apportent au développement, est-elle forcément méprisable, est-elle forcément obscurantisme ? Quelque chose effraie dans la rencontre de l'Extrême-Orient et de l'Extrême-Occident telle quelle s'est opérée. Je l'ai dit : ils ne se sont pas rencontrés par le meilleur d'eux-mêmes. Nous, Occidentaux, le christianisme nous avait préparé à aimer la terre et à la travailler, mais le sens de cette œuvre de résurrection nous est perdu et notre civilisation se ferme sur elle-même au lieu d'ouvrir sur la Parousie. Extrême-Orient, Extrême-Occident, nous nous retrouvons dans une perte commune de notre âme et l'édification d'une cité fourmilière. Nous avons fait de l'amélioration de la terre, cette amélioration nécessaire et qui nous est un devoir, une fin en soi. Nous sommes les fils de Caïn, inventeurs des villes et de leurs arts.

C'est dire que rien n'est perdu pour le vrai Tiers-Monde. Les étendues médianes, à l'heure où l'Extrême-Occident et l'Extrême-Orient sinisé semblent l'écraser de leur force et de leur progrès. Oui, tout n'est pas perdu pour le vrai Tiers-Monde même s'il semble voué à la « clochardisation », même quand on se demande si un nouveau Job ne vivra pas, selon la prédiction atroce de Germaine Tillion, assis sur son fumier, vêtu de friperie, nourri de plancton et tendant une main mendiante soit à l'Occident, soit à une Chine qui la fascine mais ne lui sera pas moins méprisante que le fut l'Europe.

Je redis, ce vrai Tiers-Monde a un autre rôle que d'être un envers du monde développé. Peut-être n'est-il que la malédiction et l'ombre projetée de notre essor ? Ce monde de la patience et de l'ensommeillement, nous avons des choses à lui emprunter. Krishnaswamy se moque de notre Occident épuisé par l'action et qui soigne ses trépidations à coups de tranquillisants, comme s'en moquait voici trente ans le  Ling-Wy de La tentation de l'Occident, porte-parole d'un Extrême-Orient qui ne nous avait pas encore rencontrés. La science, en nous apprenant à quel point la réalité dépasse notre connaissance, ne leur donne-t-elle pas raison, quant à ses propres découvertes notre esprit se montre si peu adapté ? A nous aussi se pose un problème de temporalité, quand notre esprit ne vit pas encore sur les dimensions qui se sont révélées à lui. Il pense en temps de Copernic, de Newton comme en espace de Mercator ! Voilà où butte le monde développé, au lendemain du bond en avant que lui avait permis cette temporalité même, aujourd'hui en voie d'être dépassée. Or, le Tiers-Monde nous apporte une dimension au-delà de toutes les dimensions, le vrai Tiers-Monde si misérable de l'Asie musulmane et indienne.

Comme un autre Tiers-Monde, que nous n'avons pas évoqué, celui de l'Afrique Noire, nous apporte le sens de l'universelle joie, comme le monde amérindien, si peu latin mais si indien et si nègre, nous apporte lui aussi des leçons d'un Carlo Coccioli abandonnant son italien natal et parlant soudain en français (comme s'il avait besoin d'une langue étrangère pour dire des choses très neuves) nous traduit : c'est une leçon plus âpre et plus tragique.

On va répétant, comme un lieu commun, l'admirable phrase de Bergson sur le supplément d'âme dont notre époque a besoin. Ce supplément d'âme, quand l'Extrême-Orient et l'Extrême-Occident se sont rejoints dans le dessèchement de la technique (dessèchement oui, même si elle apporte une certaine éthique), le voilà. Je sais : notre propre spiritualité devrait suffire à ce supplément d'âme. Je sais aussi que beaucoup de la spiritualité du Tiers-Monde est retombée, que beaucoup du tragique amérindien s'est fait mercantilisme du pétrole et misère, que le sentiment vital du nègre s'est fait souvent vanité, et que Moyen-Orient et Inde, mondes du sommeil et de la patience, ne sont presque plus qu'impuissance et croupissement. Je le sais. Mais peut-être pour redonner son âme à notre époque, notre propre spiritualité a-t-elle besoin de leur formulation, de leurs tonalités ? Peut-être a-t-elle besoin de réveiller ses ferveurs, sa vitalité et son sens tragique par un bain dans les défauts et les qualités de ce vrai Tiers-Monde.

J'écris ces lignes au déclin d'une vie où j'ai côtoyé tous ces continents. La leçon que j'en tire est une leçon de joie. Du haut d'un satellite artificiel, on photographie toute la terre en deux clichés. Chacun de nous aujourd'hui est un peu comme ce satellite. Il peut enregistrer à la fois dans son âme tous les continents. L'Orient et l'Occident se sont joints dans le plus merveilleux progrès de la technique, mais les autres continents leur soufflent une âme. Je suis né dans le temps des individus et des nations, verrai-je celui de l'Humanité ?